Maître Wong Tun Ken et l’héritage Du Xing Yi Ba Gua Zhang
Juste avant que ne survienne la Grande Révolution culturelle, le monde du Wushu se caractérisait par sa diversité, sa richesse et son engouement ; une période d’effervescence durant laquelle on pouvait d’ailleurs découvrir dans les parcs l’enseignement de maîtres célèbres. En observant avec attention la façon dont leur corps bougeait, il devenait parfois possible de saisir la nature profonde et le niveau d’excellence que supposaient en ce temps les arts martiaux traditionnels. Aussi furent particulièrement chanceux ceux qui purent apprendre auprès d’eux et éviter de tomber dans les travers d’autres tendances, au sein desquelles les visées et méthodes chorégraphiques transformaient déjà trop souvent le martial en de simples danses, quand bien même remarquables à travers leurs aspects esthétiques, techniques ou même acrobatiques. Maître Wong fit partie de ces heureux privilégiés et cela d’autant plus qu’il était tout à fait ignorant de la chance qu’il avait donc de pouvoir suivre des maîtres aussi réputés que Chu Gui-Ting et Jiang Rong-Qiao. Sans eux il n’aurait peut-être jamais connu le « goût » authentique des arts martiaux traditionnels chinois.

Grand passionné et d’ailleurs théoricien des arts martiaux chinois qu’il pratiquait depuis longtemps, le directeur du Palais des Sports de Shanghai, Gu Liu-Yun, a aussi beaucoup œuvré pour le développement du Wushu dans la cité. Ayant pour ambition de faire découvrir différents styles associés à travers les critères de l’exigence d’un très haut niveau, il invita à venir y enseigner des maîtres accomplis dans le cadre de stages de formation de longue durée. Il réussit par exemple à faire venir de Pékin le fils du grand maître Chen Fa-Ke, Chen Zhao-Kui – alors simple employé dans une usine de Pékin – afin qu’il vienne proposer l’apprentissage du Tai Ji Quan du style Chen aux pratiquants ou novices amateurs de la cité.
A cette époque, le jeune Wong Tun Ken avait déjà à son actif plusieurs années d’étude de boxes dites externes, quand il eut l’occasion de participer à l’une de ces formations consacrées au Xing Yi Quan sous la direction du maître Chu Gui-Ting. S’il était donc pourtant encore loin d’imaginer l’étendue de sa renommée, l’existence de cette discipline lui était en revanche moins inconnue ; elle comptait parmi les quatre grands styles d’arts martiaux de la Chine, à côté donc du Tai Ji Quan, du Bagua Zhang et de ce qu’on nommait le Shaolin Quan pour regrouper de façon générique de nombreux styles de boxes externes, dont faisait notamment partie le Zha Quan qu’il pratiquait déjà à un certain niveau.
Délaissant la force musculaire volontaire ou qui s’exprime par opposition, le Xing Yi Quan était également réputé pour sa simplicité apparente quoique conférant une puissance considérable à ses pratiquants expérimentés. Aussi circulait dans le milieu du Wushu une maxime affirmant qu’une année de pratique permettait d’acquérir la force suffisante pour terrasser d’une seule attaque son adversaire. Notons là qu’il s’agissait en &fait d’une déformation liée à l’usage de la première partie de cette phrase, en raison d’une mauvaise prononciation et donc compréhension du mot Niǎn [ 撵 ] tiré de la phrase initiale et qui signifiait « expulser », avant de se voir transformer en Nián [ 年 ]. Plus précisément, dans son contexte original Yī Niǎn signifiait un pas et une frappe produits à partir d’un corps uni, ou entier, quand Yī Nián, plus communément présent dans le langage courant, nous renvoyait pour sa part à l’évocation d’une durée correspondant à une année.
A chaque cours, deux ou trois anciens élèves de maître Chu, devenus assistants, corrigeaient la position des élèves. Comme maître Wong, qui s’avérait de plus être le plus jeune, avait déjà un certain niveau de pratique ainsi qu’une bonne mémoire, il attira l’attention de l’un d’eux qui l’avait observé parvenir rapidement à présenter des postures et des mouvements qui pouvaient extérieurement sembler corrects. C’est ainsi que Monsieur Xia, qui était maître d’école, lui proposa de le recevoir le soir dans l’enceinte de l’établissement où il enseignait et habitait. Ne souhaitant pas passer à côté d’une telle occasion, le jeune Monsieur Wong put donc poursuivre cette année l’enseignement collectif dirigé par maître Chu, tout en bénéficiant des cours particuliers et de la richesse de l’expérience de Monsieur Xia.
A l’issue de cette première année, il continua de suivre l’enseignement de maître Chu au Parc du Peuple où celui-ci enseignait chaque matin. La pratique avec les « anciens », les anecdotes que le maître racontait, tout ceci contribua à ouvrir l’esprit et la vision de Monsieur Wong et à développer ses connaissances ainsi que son habileté. Surtout sa bonne mémoire l’aidait littéralement à « filmer », dans le sens où il s’appliquait naturellement à enregistrer mentalement la manière dont le maître se mouvait et utilisait son corps.
Malheureusement tout ceci prit fin lorsqu’en août 1966 la Grande Révolution culturelle commença à gagner l’ensemble du pays. Mais comme un phare éclairant l’océan, ces images ne cessèrent jamais de le guider et participèrent à améliorer encore jusqu’à aujourd’hui sa pratique.

Séduit par les mouvements souples et gracieux du Bagua Zhang et souhaitant s’y initier dès 1964, Maître Wong n’osa pas pour autant solliciter maître Chu Gui-Ting qu’il ne suivait après tout que depuis seulement un an. Son idée fut alors de consacrer encore davantage de temps le matin à la pratique pour rejoindre l’autre parc où enseignait le célèbre maître Jiang Rong-Qiao.
Passionné jusqu’à par exemple démonter et remonter son lit pour pouvoir pratiquer le Tàng Ní Bù de la marche en cercle dans sa chambre le soir venu, il sut progresser rapidement, toujours grâce au niveau qui était déjà le sien dans les styles externes, mais aussi de l’attention qu’il réservait dorénavant aux principes internes du Xing Yi Quan. Témoin de cette évolution, l’un des assistants de maître Jiang – dont la vue s’était déjà considérablement affaiblie – eut à cœur d’attirer son attention sur ses qualités, ce qui eut pour effet de susciter son intérêt au point qu’il préféra alors désormais lui enseigner directement.
Les pratiquants en Chine s’entrainant habituellement dans les parcs avant de partir travailler, soit généralement entre six et huit heures du matin, il n’était pas rare que demeurent jusqu’à onze heures auprès du maître le jeune élève, accompagné de deux autre déjà plus anciens et qui contribuèrent aussi beaucoup à l’aider à s’améliorer dans son apprentissage. Durant cette période, Maître Wong se sera vu enseigné deux formes de huit changements ainsi que les soixante-quatre techniques, sans oublier l’épée et le sabre du style. Mais seulement âgé alors d’une vingtaine d’années, il regrette de n’avoir pas pris encore davantage la mesure à l’époque de ce qu’était véritablement l’interne, considérant même à tort qu’ils étaient trop simples, jusqu’à les délaisser ensuite un temps, au risque presque de les oublier, sous prétexte que la plupart de ces techniques se trouvaient en un sens déjà en partie présentes au sein de la boxe du Zha Quan qu’il pratiquait donc déjà.
Un jour, alors qu’ils se retrouvèrent seuls après que tous soient partis, maître Jiang se mit à lui dévoiler avec enthousiasme une partie de sa forme d’enchainements continus et inscrit ainsi dans sa mémoire cette démonstration sans pareille : le corps du maître semblait alors se mouvoir devant ses yeux ébahis tel un dragon décrivant des cercles dans les airs, les jambes supportant son tronc comme le tigre tapi avec puissance et stabilité au sol, tandis qu’il semblait en même temps progresser dans ses déplacements à la manière d’un ballon roulant de façon continue; les changements, phases d’ouverture et d’expansion, puis de rassemblement, révélaient aussi un corps à la fois ramassé et extraordinairement vivant.
Evidemment sa souplesse n’était pas molle et sa fermeté encore moins rigide, et de cet alliage émanait une grande impression de vigueur et de force. Spectateur admiratif, Monsieur Wong ne put s’empêcher de lui demander s’il s’agissait d’une forme qu’il enseignait. A son plus grand regret il lui répondit qu’il ne l’avait jamais transmise à quiconque ; ainsi, à ce qu’il sache, la seule forme qui circule au sein de la branche Jiang Rong-Qiao a été créée par son élève et maître de renom Sha Guo-Zheng, qui fut par ailleurs l’entraîneur de l’équipe officielle de Wushu de la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine.
Au sujet de son fameux livre Ba Gua Zhang, maître Jiang en décrit quelques coulisses à maître Wong, lui expliquant comment une fois rédigé, il avait constaté malgré les efforts de ses élèves combien il était compliqué de de le photographier de façon à fixer de manière satisfaisante les mouvements qu’il souhaitait y faire figurer. Il s’ouvrit un jour de cette difficulté auprès de Gu Liu-Yun, le responsable du Palais des Sports de Shanghai, lui-même pratiquant et théoricien des arts martiaux chinois et à l’initiative du stage de maître Chu Gui-Ting précédemment évoqué. Comme maître Jiang était non seulement célèbre mais aussi particulièrement respecté parmi les grandes figures encore vivantes de l’ancienne génération, Gu Liu-Yun lui proposa sans hésitation d’y remédier rapidement et lui proposa bientôt un rendez-vous ; en à peine deux heures furent alors déjà prises finalement toutes les photos, à la grande satisfaction de maître Jiang qui pour cette raison ne tarissait pas d’éloges au sujet du photographe engagé. Toujours avec l’aide de Monsieur Gu, les photos se virent transformées en dessins et le livre put ainsi se voir édité pour connaître ensuite le succès durable que nous lui connaissons.
Lorsque le toujours jeune monsieur Wong rendit visite à Maître Jiang, pour lui apporter un cadeau, il vit comme son habitat et sa vie étaient simples. Son fils était mort sur le champ de bataille en Corée, l’union qu’il formait avec sa femme donnait le sentiment profond d’un couple où chacun ne pouvait vivre sans l’autre.

Maître Chu Gui-Ting et maître Jiang Rong-Qiao enseignaient tous les deux le Xing Yi Quan, le Bagua Zhang et le Tai Ji Quan. Que leurs mouvements diffèrent ne constitue pas en soi une difficulté. Mais la différence en revanche dans leur manière de les exprimer et de travailler leurs disciplines partagées a nécessité de s’interroger quant à la meilleure manière de les concilier. Ainsi par exemple, pour ce qui est du Xing Yi Quan, le style hérité de maître Chu s’inscrit dans la lignée de la branche du Hebei et se manifeste par des mouvements plus larges et ouverts, car exprimés à travers une utilisation du corps deployé ; celui de maître Jiang s’avère au contraire plus ramassé, le corps donc moins ouvert et formant des positions plus petites et réduite vers l’intérieur, les mains ramenées par le biais du roulement du Dan Tian.
Finalement, maître Wong a dû se décider à choisir ce qui lui correspondait personnellement le mieux dans sa pratique personnelle, puis pour son enseignement. Il choisit alors de continuer d’approfondir le Ba Gua Zhang de maître Jiang Rong-Qiao et le Xing Yi Quan, comme le Tai Ji Quan, de maître Chu Gui-Ting.
Préférant expliquer le plus clairement et concrètement possible les principes des boxes internes, au détriment des mystères du Qi et autres concepts parfois trop intellectuels ou vaporeux, Maître Wong s’est enfin résolu à approfondir ses connaissances et recherches en matière de physiologie et d’anatomie. C’est pourquoi ses élèves ont pu bénéficier d’une théorie fondée avant tout sur des explications et démonstrations concrètes et tangibles, guidés donc d’une certaine façon d’une manière rationnelle et méthodique qui leur aura peut-être épargné une perte vaine de temps, lorsque souvent signe de nombreux égarements.
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